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Au Port de la Lune
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20 septembre 2014

EN ROUTE POUR LE LIEN SOCIAL

C'est le week-end consacré au Patrimoine, et j'ai choisi une visite d'un quartier de Bordeaux que je connais peu. Au coin de la rue où nous avions rendez-vous, le guide arrive. 35 ans, très mode, tout en blanc, casquette à la mode sur la tête (mon père portait la même, à l’époque ça faisait juste plouc), beige la casquette. Je sais pas, mais tout de suite, il me plait pas. Il nous explique en gros notre futur parcours, précise qu’il habite le quartier et fait partie de l’association XXX. Et nous démarrons à fond la caisse (je peine à suivre) vers la rue WWW, rue dont j’ai entendu parler des tas de fois, par ex à Agora. J’ai retenu qu’elle se transforme en rue-jardin, ce qui à priori parait une bonne idée -près de chez moi la rue jardin est super jolie.

Dans ce quartier plutôt pauvre, nous arrivons dans un coin carrément misérable. La rue en question est là. Elle est très longue, sans grand intérêt, et sur environ 50 mètres coincée par des barrières de chantier, qui interdisent la très étroite chaussée aussi bien aux voitures qu'aux piétons. Le large trottoir en partie rendu à la terre est planté de trucs verts indistincts plutôt moches, et parsemé de sièges très laids. Le tout est dans un état lamentable : les plantes n'ont aucune allure, rien n'a été désherbé ni quoi que ce soit depuis des mois, les feuillages sont jonchés de papiers et des canettes de bière traînent de ci de là. Sur un des sièges très laids, on voit carrément un pack de 12 éventré. Le guide, enthousiaste, se plante sur la chaussée, et avec le sourire de la victoire explique que ceci (les 50 mètres) est une expérimentation destinée à recréer du lien social (…), que tout cela s’est fait dans la concertation, et que, voyez (il désigne un genre de panneau sur le tronc d’un arbuste) des animateurs viennent à des dates communiquées ici  apprendre aux habitants à faire des semis, planter, etc… Formidable, non ? Bon, il a fallu refaire la chaussée (d’où les barrières et l’aspect chantier) : son dessin sinueux devait inciter les automobilistes à ralentir, mais en fait ils vont toujours à fond la caisse et ça a fait sauter les pavés.

A ce moment précis, un homme harassé, mal rasé, mal fringué, croûlant sous le poids de deux sacs en plastique bourrés à craquer de courses, arrive devant sa porte, et interpelle la casquette : "Ouiais ben je vais vous dire moi, les expérimentations, c’est très bien quand c’est chez les autres. Votre machin, c’est vraiment nul, vous voulez savoir à quoi ça sert ? C’est pas les habitants de la rue qu’en profitent, de ce soi-disant jardin, c’est des gens de je ne sais où qui viennent le soir picoler, déguelasser partout, foutre le bordel pendant des heures avec leur radio. Y'a plus moyen d'dormir. L’autre soir je pouvais même pas rentrer chez moi, y’en avait partout. Et avec toutes vos histoires, on peut plus se garer dans ce quartier. » 

Derrière la barrière de chantier une famille entière, occupée à se frayer péniblement un chemin entre la barrière et les maisons, s'est immobilisée et semble bien décidée à compléter notre information. La casquette coupe court et se sort de la situation comme il peut (mal). A peine l'homme rentré chez lui il commente d'un ton docte : « Ah la la, il y a des personnes qui n’ont aucune envie de développer le lien social... Quel dommage ! Mais vous allez voir, je vous emmène chez M.TTT, qui lui ne pense pas du tout de la même manière ! ».
Dix minutes plus tard (nous allons toujours au pas de course), nous sonnons à la porte d’une demeure imposante quelques rues plus loin (bizarrement, le quartier n’est plus aussi misérable). Le guide ne se tient plus de joie, on a l’impression que d’une minute à l’autre il va lever la patte sur le mur. Sur le mur, une plaque indique la profession du mec parfait qui vient nous ouvrir : impeccablement coiffé et rasé, élégant, mince, bien habillé, chaussures de prix, sourire de bienvenue modeste. Le but est de nous montrer son jardin (c’est le thème de la promenade, les jardins). Nous traversons une enfilade de pièces magnifiques meublées avec goût, débouchons sur une ravissante terrasse en teck devant laquelle s’étend la piscine idéale. Et derrière, un immense, immense jardin. "Je l’ai divisé en plusieurs ambiances, nous explique le maître de maison d'une voix aimable : d’abord le jardin d’agrément, puis le potager -une récolte exceptionnelle de fraises, cette année !-, là les plantes exotiques, ensuite le poulailler (autrefois, tout le monde avait son poulailler n’est-ce pas ?). Au-delà, oh ne regardez pas, je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper j’en ai peur…" Il avise une table de jardin au fond dudit jardin immense : "Là, ce sont mes enfants qui viennent avec leurs amis, boire un café, fumer une cigarette, partager un moment de convivialité (dixit)… A côté, le jardin des jeunes voisins, un couple tout à fait charmant, nous échangeons des services, c’est très sympathique." 
Quand nous sortons, la casquette jubile «Un tout autre discours que tout à l’heure, non ? ».

« Une toute autre situation également... » ne puis-je m'empêcher de faire remarquer. Il lui faut réfléchir pour consentir  dans une moue  « Oui, c’est vrai ». 
Salauds de pauvres !

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